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« Matrimoine », ce mot ancien dont l’histoire raconte l’effacement des femmes créatrices

Histoire d’une notion. Souvent facétieux, les correcteurs d’orthographe sont aussi, parfois, les révélateurs involontaires de l’effacement symbolique d’une idée. Il en va ainsi avec le « matrimoine », que certains logiciels transforment obstinément en « patrimoine » avant même que l’on s’en aperçoive. N’en déplaise aux algorithmes, l’expression n’a pourtant rien d’un néologisme. C’est même un mot très ancien, dont l’histoire éclaire l’invisibilisation méthodique de la créativité des femmes et de leur rôle dans la culture et les arts, avant que des chercheuses ne leur redonnent vie depuis une vingtaine d’années.
L’anthropologue américaine Ellen Hertz, installée en Suisse, a retracé les étapes de ce « destin tragique » dans un article publié en 2002. La première occurrence − matremuine, en ancien français − date de 1155 et désigne les « biens de la mère », au même titre que le patrimoine se réfère à ceux du père. Du XIIIe siècle à la fin de la Renaissance, le mot « matrimoine » est couramment utilisé dans le cadre des héritages.
Par un glissement sémantique assez diabolique, le « bien de la mère » devient, au XVIe siècle, le « bien qu’est la mère ». Le « matrimoine » renvoie alors au « mariage », que l’époux « consomme » au même titre que l’héritage. Un sens dont l’adjectif « matrimonial » garde la trace en français et qui fait écho au « processus de domestication, voire de priva (tisa) tion de la femme en Occident », écrit Ellen Hertz.
Après l’appropriation vient l’effacement : avec la création de l’Académie française en 1634 et l’avènement de la grammaire moderne, le masculin devient la valeur par défaut. Au XVIIe siècle, le matrimoine disparaît des dictionnaires, « cannibalisé » par son analogue masculin, qui connaît une expansion inverse. Les noms féminins de métiers − « mairesse », « médecine » ou « autrice » − subissent le même sort et tombent dans l’oubli.
Il faut attendre les années 2010 pour que le mot et l’idée de matrimoine soient redécouverts en France, grâce aux travaux de la chercheuse et metteuse en scène Aurore Evain. Celle qui a permis de réhabiliter l’usage du terme « autrice » − il est utilisé par Le Monde depuis 2020 − fait du matrimoine l’un des étendards de la bataille pour l’égalité dans les arts et la culture. « Les rapports sur les inégalités dans le spectacle vivant venaient de paraître en 2006 et en 2009, raconte-t-elle. Ils avaient libéré la parole. La transmission commençait à être possible. »
La chercheuse démontre, avec d’autres, que le phénomène traverse les siècles. Des générations de femmes osent braver les interdits pour écrire, peindre ou composer, avant que leur œuvre, souvent connue à leur époque, ne soit enterrée. « Il était plus facile pour une autrice d’être jouée à la Comédie-Française au XVIIe siècle que dans la seconde moitié du XXe siècle », souligne Aurore Evain, qui a fait les comptes : de dix-sept autrices répertoriées entre 1680 et la Révolution, elles passent à treize au XIXe siècle, puis à cinq au XXe. Aucune n’est entrée au répertoire entre 1958 et 2002.
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